Et si je vous disais que l’historiographie de la Adidas Mutombo allait de pair avec l’historiographie de la culture afro américaine, vous me prendriez surement pour un fou… Je vais quand même tenter de vous convaincre.
Rappel des faits : juillet 1990 l’homme d’affaire Bernard Tapie rachète le groupe Adidas en difficulté financière profitant des dissensions familiales entre les héritiers Dassler et le sauve de la quasi faillite. En 1989, le groupe battant pavillon Allemand enregistre une perte de 130 millions de Deutsch Mark.
Bernard Tapie va recentrer le groupe Adidas sur sa marque phare, cédant progressivement les marques Le Coq Sportif, Arena et Pony. Il ferme les usines européennes et restructure l’entreprise par d’autres moyens tel que le changement de logo, une refonte des collections et la délocalisation d’une partie de sa production en Asie. Ces mesures portent leurs fruits : le groupe achève l’année 90 sur un bénéfice de 52 millions de Deutsch Mark pour un chiffre d’affaires de 3,34 milliards de francs. Il était grand temps pour Adidas de rattraper son retard sur ses concurrents que sont Nike et Reebok qui avaient déjà délocalisé la majeure partie de leur moyen de production en Asie.
Retour en 1988 : Le pivot des New York Knicks Patrick Ewing est sous contrat avec la marque aux trois bandes. Les ventes des collections étiquetées « Ewing » ( Rivalry, Metro Attitude, Conductor) ne permettent pas à Adidas de rivaliser avec Nike et Reebok. La même année, il se produit un événement qui change la donne sur le marché de la basket (que l’on appelle de plus en plus « sneakers ») : les ventes de son concurrent Nike explosent avec la Nike Air Jordan 3 portée par le spectaculaire arrière Michael Jordan des Chicago Bulls qui est entrain de réécrire l’histoire du basket sur le terrain comme en dehors. Les ventes atteignent des records inégalés pour une paire de basket, et marquent le début d’une mutation sur le plan marketing, venant bouleverser les stratégies des marques. Adidas longtemps leader sur ce marché devient alors challenger. Pour bien comprendre les faits, un rappel historique s’impose :
En effet jusqu’au milieu des années 80, Adidas avait tendance à investir sur les postes de pivot. Une enquête effectuée par deux journalistes du Wall Street Journal révèle qu’à l’époque Adidas ne souhaitait pas miser sur les joueurs évoluant au poste d’arrière, préférant sponsoriser les pivots, des joueurs plus grands et à plus fort potentiel de communication pour s’assurer de substantiels bénéfices. Converse à contrario misait sur les meilleurs joueurs quel que soit leur poste, comme Julius Erving (aillier), Larry Bird (aillier), ou encore Magic Johnson (meneur) notamment, qui incarnèrent à merveille cette stratégie. Mais Adidas au milieu des années 80 préfère continuer à sponsoriser Kareem Abdul-Jabbar et Patrick Ewing, deux pivots emblématiques du championnat nord-américain de basket, et refusent de collaborer avec un jeune et prometteur arrière : Michael Jordan. La suite nous la connaissons tous…
En 1989 Patrick Ewing quitte Adidas pour fonder sa société éponyme. Les ventes n’ont pas été à la hauteur et les deux parties préfèrent convenir d’une rupture de contrat.
Par la suite Adidas va miser sur la Ligne Torsion basket ball (Spectrum et Tempest…) en version high et low, apparue en 1990, mais elle n’aura pas le succès escompté, car un souci de découpe de sa coque (contrefort arrière) la rend trop rigide sous le talon, douloureuse et difficile à porter. Richard Dacoury (basketteur français sous contrat Adidas) va jusqu’à « maquiller » une Jordan 5, pour la faire passer pour une Adidas Torsion qu’il est sensé porter. En 1991 la Adidas Torsion Artillery succède à la Torsion et rencontre un franc succès. Adidas a su corriger le tir avec une chaussure plus flexible et dépourvue de coque à l’arrière. On la verra par exemple aux pieds du joueur des Lakers James Worthy, et de Joe Dumars des Detroit Pistons qui se distinguera avec un modèle entièrement noir qui lui donne un style plus agressif et qui permet à Adidas de se repositionner sur les playgrounds. Le modèle séduit également la rue, Adidas casse peu à peu son image « vieillotte » de marque à l’européenne pour entrer de plein pieds dans les années 90. Toujours dans un souci de renouveau, en 1991, c’est la ligne Equipment basket ball qui arbore le nouveau logo représentant une montagne soutenue par le nom Adidas, il symbolise les défis à relever et les objectifs de la marque sauvé de la faillite un an plus tôt.
Au cours de l’exercice 1992- 1993, Adidas est à nouveau bénéficiaire et c’est le moment que choisit la marque pour impulser un nouveau projet basket-ball. Elle réunit autour d’une table une Dream Team de Designer Produit parmi les plus réputés dans le footwear. On peut citer Guy Marshall qui a beaucoup contribué aux collections basket-ball au début des années 90 en tant que basketball designer, Peter Moore nouveau transfuge de chez Nike qui a notamment travaillé à la conception des deux premières Air Jordan, c’est vous dire… Et le légendaire designer français Jacques Chaissaing qui travaille chez Adidas depuis 1981 et qui est à l’origine de la ligne running ZX en 1988. Autant vous dire que le projet semble d’une importante capitale pour la marque… Le projet « Mutombo » devient la première signature shoes basket d’Adidas après le départ de Patrick Ewing en 1989.
Pour incarner ce nouveau modèle, La marque va jeter son dévolu sur le pivot congolais de la franchise NBA des Denvers Nuggets un certain Dikembe Mutombo Mpolondo Mukamba Jean-Jacques wa Mutombo dit Dikembe Mutombo né le 25 juin 1966 à Kinshasa (République démocratique du Congo). Il est le fils d’une famille de neuf enfants, issue de la tribu ethnique des Lubas, et il parle 9 langues : l’anglais, le français, l’espagnol, le portugais, l’italien et cinq dialectes africains. Il mesure 2,18m et comble du comble il arrive de Georgetown University soit la même université qu’un certain Patrick Ewing, et joue au même poste que lui, celui de Pivot. C’était donc d’autant plus surprenant qu’Adidas choisisse de placer à nouveau ses espoirs sur un autre ancien pensionnaire Georgetown, et qui de plus souhaitait à la base devenir médecin. Il accepte de jouer dans l’équipe NCAA des Hoyas de Georgetown, convaincu par le coach John Thompson, réputé pour sa tradition à former d’ excellents pivots.
Mutombo est sélectionné en quatrième position par les Nuggets de Denver en 1991 lors de la draft. En quatre semaines, Dikembe Mutombo est devenu l’attraction de la NBA… Il ne craint personne et fait peur à tout le monde.
Son jeu a un impact considérable et il devient All-Star lors sa saison de rookie. Avec une moyenne de 16.6 points, 12.3 rebonds et 3 contres par match, le Congolais s’impose comme la pierre angulaire de son équipe et comme un des meilleurs défenseurs de la ligue.
La « Mutombo mania » débute. La personnalité de Dikembe est très vite utilisée par les publicitaires, comme dans ce spot où il parle toutes les langues qu’il maîtrise. Le département marketing d’Adidas va s’inspirer de son style de jeu rugueux, de son intimidation, et de sa domination aux rebonds et aux contres pour concevoir un modèle basket-ball adapté aux phases défensives du jeu. Pour cela, la marque va puiser cet ADN au Congo en Afrique, là où tout a commencé… Assez rapidement quelques grandes lignes émergent d’un brain storming intense, la signature shoes de Dikembe Mutombo devra avoir un design unique, attirer l’attention de tous, tout en rendant hommage à ses racines africaines. Néanmoins Adidas ne souhaite pas engager des sommes faramineuses dans la création de ce nouveau modèle. Technologiquement Adidas fait du recyclage, s’inspirant fortement de la Adidas Streetball 1 de 1992. La semelle extérieure est en caoutchouc dur, la semelle intermédiaire est elle aussi montée sur ce même matériau. Cela lui confère une allure indestructible, très orientée playground. Mais la Motumbo dénote surtout par son style d’inspiration très africaine. Très graphique, elle est noire et blanche rehaussée de rouge et de jaune, et d’ une pointe de vert sur sa languette. Elle tranche par des combinaisons hors du commun de couleurs et de matières. Elle arbore des motifs rappelant les tissus wax africains sur son empeigne. La languette très proéminente, met en valeur un imposant logo en caoutchouc qui reprend le « M » de Motumbo rappelant un bouclier Massaï et ses lances. Le numéro de Motumbo, le 55, rappelle également par son style deux boucliers tribaux. Logo qui fut d’ailleurs designé par Peter Moore, qui pour l’anecdote avait déjà conçu le logo original Jordan wings ainsi que le célèbre Jumpman.
Evoquant l’art et la tradition africaine, la paire inspire la douceur et la générosité par la rondeur de ses empiècements, mais aussi la force et l’agressivité dans sa symbolique guerrière et l’emploi de la couleur rouge sur l’empeigne et la semelle intermédiaire.
Adidas est allé chercher un joueur né en Afrique. La paire symbolise à la perfection ce pont entre l’héritage africain et les Etats-Unis des années 90. Motumbo déclara d’ailleurs à la fin du premier match où il a eu aux pieds : « Je pense avoir passé plus de temps à regarder mes pieds qu’à jouer ».
Mais le vent de l’Afrique ne souffle pas que sur la paire de Motumbo… A la même époque, la Air Jordan VII est elle aussi inspirée d’un tableau tribal africain, et la ligne de vêtements Jordan VII pour les JO de Barcelone en 1992 s’inspire également des tissus wax.
Les playgrounds deviennent également un lieu d’expression de ce retour aux sources, on y voit de nombreux joueurs afro américains arborer des tee shirt véhiculant des slogans sociaux, raciaux et politiques associés à des short ou jogging bariolés en hommage au continent Africain. A ce titre la ligne de vêtement qui accompagnera de la Adidas Motumbo sera en total adéquation avec le style de la chaussure.
Ce regain d’intérêt pour l’Afrique a commencé au milieu des années 80 avec l’émergence médiatique de l’Afrique à travers des actions humanitaires de grandes envergures, comme « We Are The World » chanson à but caritatif enregistrée par le groupe USA for AFRICA en1985 visant à collecter des fonds pour lutter contre la famine en Éthiopie. L’événement historique réunira les artistes les plus célèbres de l’industrie musicale américaine de l’époque comme Michael Jackson, Lionel Ritchie, Stevie Wonder, Prince, Bruce Springsteen, Bob Dylan, Tina Turner notamment. Le single sera l’un des plus vendus au monde avec plus de 20 millions d’exemplaires écoulés et 63 millions récoltées pour venir en aide à l’Afrique. C’est également en chantant que l’artiste sud africain Johnny Clegg marquera également les esprits en consacrant sa vie à ouvrir des voies pour l’Afrique et à réunir des voix pour l’Afrique. Toujours dans l’univers musical, le Rap va être touché par cette conscientisation. Des artistes qui incarnent une nouvelle vague de rap conscient comme Queen Latifah, Jungle Brothers A Tribe Called Quest, De La Soul, Public Enemy associent dans leur démarche artistique afro-centrisme et militantisme politique. Cette tendance n’est pas uniquement visible dans le hip hop mais également à la télévision et au cinéma. En 1989, dans son film « Do the right thing », le réalisateur afro américain Spike Lee offre à ses spectateurs par de nombreuses références, toute une imagerie afro-centriste. Dans cette fresque cinématographique se côtoient des personnages en quête d’identité, hauts en couleurs, dont les styles vestimentaires sont autant de clins d’œils à l’Afrique (vêtements bariolés, pendentifs au couleurs de l’Afrique, bandeaux, tenues ou robes avec des imprimés africains, etc). C’est toute la communauté afro américaine qui s’éveille à l’Afrique. Et quelques années plus tard Dikembe Motumbo, star des parquets de basketball américains, en devenant le premier Africain à avoir une chaussure à son nom, en sera l’un des symboles les plus forts…
SA